Deuxième grand roman de Louis-Ferdinand Céline, « Mort à crédit », publié en 1936, raconte l’enfance du Bardamu de « Voyage au bout de la nuit », paru quatre ans auparavant. Après un prologue situant son présent, médecin dans les années trente, le héros narrateur, Ferdinand, se rappelle ses jeunes années, dans un milieu petit bourgeois, vers 1900. Il est fils unique, élevé dans un passage parisien entre une grand-mère éducatrice fine et intuitive, une mère sacrificielle propriétaire d’un petit magasin de dentelles et objets de curiosité et un père violent et acariâtre, employé dans une compagnie d’assurances. Il grandit maladroitement, sans cesse victime des reproches amers de ses parents, multiplie les apprentissages et les échecs sentimentaux et professionnels, séjourne dans un collège anglais avant de voir son destin basculer avec la rencontre d’un inventeur loufoque, Léonard de Vinci de la fumisterie scientifique, pour vivre des aventures toujours tragi-comiques…
Ma lecture
Je vous avais parlé dans le bilan de Novembre d’un documentaire que j’avais vu avec beaucoup d’intérêt sur Arte concernant Céline, documentaire qui avait retenu mon attention car je connaissais peu de choses sur ce « scandaleux » écrivain, connu et marqué du sceau de l’infamie pour ses propos et actions antisémites mais dont j’entendais de temps à autres également beaucoup d’éloges sur l’écriture entre autres par Patrice Lucchini, grand admirateur et, ce que j’ai découvert dans le documentaire, ami du couple Destouches (nom de ville de l’écrivain).
J’ai deux livres de Céline dans ma PAL : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. J’ai choisi ce dernier parce qu’il raconte l’enfance de Ferdinand Bardamu, « héros » du Voyage au bout de la nuit, roman qui fut couronné par le prix Renaudot et que j’aime bien prendre les choses chronologiquement partant du principe que l’enfance explique ou annonce beaucoup sur le devenir d’un humain.
Et là je découvre une écriture faite de courtes phrases, très rythmées qui vont construire pendant 623 pages un récit hallucinant. Tout commence par le délire de Ferdinand adulte, médecin, revenant sur son travail de médecin, de sauveur des pauvres et indigents, des rebus de la société. Je ne comprenais pas grand-chose à part qu’il semblait vouloir s’offrir le visage du défenseur des pauvres et opprimés. Puis Ferdinand enfant fait son entrée, au début du XXème siècle, avec la gouaille du poulbot parisien, au langage cru et imagé, racontant le milieu d’où il vient, ses parents, sa mère courage tenant un commerce de frivolités féminines (dentelles et fanfreluches) et son père, agent aux assurances La Coccinelle, en butte à l’arrivée du modernisme avec le passage de l’écrit à la frappe sur machine à écrire (d’où des soirées délirantes d’apprentissage dans le grenier et que je me suis amusée à transposer à notre époque avec la découverte de l’ordinateur ou d’internet…).
Après maints déboires et aventures à la fois parentales, professionnelles et personnelles de Ferdinand marquées par la déchéance et pauvreté progressives de chacun souvent sauvées in-extremis par la grand-mère maternelle ou l’oncle Edouard (le bon samaritain), Ferdinand est envoyé en Angleterre en pension pour apprendre une langue qui lui ouvrirait les portes d’un avenir florissant mais également pour l’éloigner d’une sombre histoire d’escroquerie dans laquelle il est impliqué et se dit innocent. Une fois de plus cela va tourner vinaigre et peu à peu la pension va sombrer dans la déchéance après l’arrivée d’un collège aux méthodes plus conventionnelles. Ferdinand porterait-il la poisse ?
Retour en France et grâce à l’oncle Edouard (celui-là il y a qu’à demander il a toujours une solution) il va être embauché (sans salaire) par un personnage facétieux, Roger-Marin Courtial Des Pereires (Courtial ou Des Pereires pour les intimes) un inventeur jamais en mal d’une invention, d’un projet ou d’un voyage en ballon pour sortir sa petite entreprise de la faillite, faillite en partie due à son goût des paris hippiques dans lesquels il dilapide le peu qu’il possède. Une fois de plus cela va tourner au vaudeville et même au drame, devant quitter Paris avec femme et apprenti pour éviter créanciers, inventeurs floués et se retrouver au vert pour se lancer dans la culture des pommes de terre avec une invention révolutionnaire : l’agriculture radio-tellurique et une pension pour enfants (idée géniale pour avoir de la main-d’œuvre gratuite) ayant besoin d’une vie au grand air ! Que ce soit à Paris ou à la campagne, les Des Pereires et Cie vont tomber de Charybde en Scylla pour finir dans un final dont on ne sait si on doit le considérer comme tragique ou ubuesque….
Les personnages féminins sont ceux pour lesquels il a le plus de respect : sa grand-mère qui les sauvera d’une faillite, sa mère-courage qui malgré sa boiterie traversera par tous les temps Paris et sa province pour trouver trois francs six sous, pour Irène Des Pereire qui trouvera toujours un moyen pour soutenir les entreprises désastreuses de son mari sans pour autant fermer les yeux sur ces vices sans oublier les prostituées qui apporteront réconfort dans les moments difficiles.
Je dois avouer que j’ai trouvé ma lecture assez vertigineuse dans le sens où dans un premier temps le style m’a déconcertée. Je pensais que cela allait évoluer au fil du temps, Ferdinand prenant de l’âge mais non jusqu’au bout l’écriture a gardé le même ton mêlant propos orduriers, délires et hallucinations mais également des propos (ou idées) que j’ai trouvés très actuels ou dans l’air du temps présent comme le retour à la terre. Mais j’ai tenu bon le gouvernail et j’ai réussi à suivre Ferdinand (Bardamu, Céline ou Destouches…. désolée mais on ne sait plus qui tient la plume finalement) jusqu’au bout dans son délire même si j’ai eu envie de l’abandonner à son triste destin à plusieurs reprises car son style fouillé me lassait par moments.
J’ai aimé finalement mais je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai beaucoup aimé car ce fut un peu laborieux pour les raisons indiquées ci-dessus. J’aurai préféré qu’il ne s’attarde pas dans les milles détails de son enfance qui offrent certes un panorama du Paris de l’époque, avec ses petits commerces, ses débrouilles et la vie misérable de certains de ses habitants, une écriture qui finalement fait jaillir les images? une écriture qui peut se révéler presque un scénario de film tellement tout y est. Mais j’ai eu du mal avec Ferdinand qui ne nous épargne aucun de ses troubles que ce soit la « merde » dans sa culotte, ses vomissements et nausées, son argot pas toujours compréhensible, ses activités nocturnes personnelles en solitaire ou avec ses compagnons d’infortune, ses idées farfelues et son rôle d’innocent brinquebalé par les mésaventures des autres. Mais je reconnais à l’auteur le mérite de tenir de bout en bout son récit, jusqu’à l’écœurement parfois, tant il n’épargne au lecteur aucun des détails de sa triste jeunesse.
On avait si hâte d’arriver que je faisais dans ma culotte… d’ailleurs j’ai eu de la merde au cul jusqu’au régiment tellement j’ai été pressé tout le long de ma jeunesse. (p48)
Je ne dirai pas que je vais devenir une inconditionnelle de Céline mais je lirai Voyage au bout de la nuit pour savoir comment Bardamu va se transformer (de ce que je sais) en être immonde et parce que je ne veux et peux juger un auteur qu’après avoir lu ses écrits et veux différencier l’écrivain et son œuvre, de l’homme et de ses idées. Je vous parlerai prochainement d’un très beau livre illustré revenant sur son exil au Danemark après la seconde guerre mondiale quand sa vie ne tenait qu’à un fil. Vous voyez le cas Céline m’intéresse….
Je dois reconnaître que je ne m’attendais pas du tout à ce type de récit, une sorte de roman d’apprentissage mais quel apprentissage car après une telle jeunesse, de telles expériences comment voulez-vous devenir un homme sain de corps et d’esprit. Je sais que Voyage au bout de la nuit risque de m’emmener sur les rails de l’immonde dans ce que l’homme peut avoir de plus sombre et de plus noir. Alors j’attends le bon moment, dans quelques mois ou semaines mais une chose est sûre je ne suis pas prête d’oublier Ferdinand et sa Vie à crédit dont il paiera sûrement le capital et les intérêts toute sa vie !
Un aveu de dernière minute : je pensais avoir beaucoup de mal à rédiger ma chronique et finalement je m’aperçois que le ressenti a été facile à mettre en mots.
Lu dans le cadre du challenge Les classiques c’est fantastique orchestré par Moka Milla
et Fanny
Editions Folio – Juin 2004 – 623 pages
[…] Le site « Sens critique » a recensé 15 œuvres classiques censurées, peut-être aurons-nous droit à quelques billets cette semaine? Les billets de : Moka / Mag / Natiora / Pativore / Lolo Coste / Lili / Mumu […]
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Ah mais ce doit être bien bien intéressant ! Rien qu’à ton article, j’ai appris plein de trucs !
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Comme quoi il faut se faire sa propre opinion, aller au-delà des on-dit et distinguer l’écrivain du « gros dégueulasse » mais Voyage au bout de la nuit risque de m’emporter dans la face sombre (beaucoup plus sombre) de l’humain 🙂
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Ouh là là oui, toujours douter des « on-dit », faire la différence entre l’artiste et la personne, et toujours recontextualiser, lire les documents-source, etc…
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Oui et je ne regrette pas… Cela m’ouvre des portes vers beaucoup d’écrivain(e)s qui me faisaient peur… Maintenant j’ose et je me fais ma propre idée… J’aime où je n’aime pas mais c’est Mon ressenti en l’ayant moi-même lu(e) 😉
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J’aime ton mot « vertigineux », c’est ce que j’ai aussi ressenti avec la lecture du Voyage..
Je ne sais pas si je lirai celui-ci mais je suis contente d’avoir franchi le pas. Je note le documentaire, ça m’intéresse beaucoup.
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Je pense qu’il est encore disponible sur ARTE TV 😉
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j’ai eu son Voyage dans ma PAL mais je l’ai redonné, je crois que je lis trop d’ouvrages sur la seconde guerre mondiale et la Shoah pour aller faire un tour chez cet auteur, en plus tu décris son langage grossier et ses éructions, qui – qu’importe l’auteur – et le style « fouillis » suffisent pour me faire fuir donc je passe mon chemin mais c’est toujours intéressant de lire les chroniques des copines pour en apprendre plus sur un auteur qui aura laissé son ignorance et sa haine l’emporter (mais à l’époque l’antisémitisme était très présent dans la société et observe un triste retour ces jours-ci (cf. flyers distribués ces jours-ci aux USA accusant les Juifs d’être derrière la pandémie)
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Et puis surtout se faire sa propre opinion et non écouter les autres… Et puis là c’est l’écrivain et non l’homme mais je pense que Voyage au bout de la nuit va être une autre paire de manche..😉
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J’ai lu Voyage ua bout de la nuit alors que j’étais encore jeune, et je doute d’avoir tout saisi… il est prévue de le relire, mais quand ??? Merci pour ce billet sur Mort à crédit que je n’avais pas lu, et qui m’éclaire sur ce roman.
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toujours dans ma PAL je voulais le lire (j’ai lu il y a très longtemps Voyage au bout de la nuit)
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[…] / Lili / Lolo / Mag / Pati / Katell / Alice / Margot / L’Ourse / Madame Lit / Fanny / Mumu […]
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Voyage au bout de la nuit a été un des livres marquants de mon adolescence. Il faut que je le relise, ainsi que Mort à crédit pour les revoir avec un regard plus âgé. Pour voir si je serai encore emportée par cette langue crue, cette plongée dans l’âme humaine et dans la nuit…
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Une chronique des plus passionnante à lire ! Bravo et ravie de ton choix.
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Céline a inspiré beaucoup d’entre nous grâce à ce challenge… Même les dégueulasses ne nous font pas peur 😉
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passionnantes*
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Tu vas adorer « Voyage … » qui est un très grand livre. Très belle chronique de ce roman que je n’ai pas lu. Cet été peut-être !
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Indigeste pour moi, je n’ai jamais pu finir ce livre ! Mais c’est super d’avoir le courage de t’y attaquer et en effet au moins tu peux te faire ta propre opinion.
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[…] pas encore tombé dans le domaine public). Les billets de Moka, Mag, Natiora, Lolo Coste, Lili, Mumu, Margot, Fanny, Madame lit, Alice, Katell, L’ourse bibliophile et Fanny (pages […]
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Je vois à quel point le cas Céline t’intéresse 😅 Quel billet bien senti et passionnant.
Je garde un vibrant souvenir de ma lecture du Voyage, à la fin de mon adolescence. J’ai tout oublié de l’histoire, mais le style m’avais estomaquée. Je n’avais encore jamais lu, à l’époque, une écriture portée par une telle verve, un tel souffle. Je pensais d’ailleurs le relire. La belle affaire? Je vais plutôt découvrir Mort à crédit. Merci à toi!
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Et bientôt une chronique sur un ouvrage très original sur lui 😉
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Entre ton retour et celui de Fanny sur Céline, je suis bien refroidie pour découvrir cet auteur à cause de son style. Mais j’aimerais bien essayer un jour malgré tout.
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Il faut car il a un style très particulier et avoir son propre ressenti sur cet homme 😉
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[…] Céline qui sort presque toujours. Et nous vous avons prouvé que c’était bien le cas. Mumu et Vanessa se sont attaquées à la jeunesse de Bardamu dans Mort à Crédit, quant à moi […]
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