Une vie comme les autres de Hanya Yanagihara – Coup de 🧡

UNE VIE COMME LES AUTRES IGEpopée romanesque d’une incroyable intensité, chronique poignante de l’amitié masculine contemporaine, Une vie comme les autres interroge de manière saisissante nos dispositions à l’empathie et l’endurance de chacun à la souffrance, la sienne propre comme celle d’autrui. On y suit sur quelques dizaines d’années quatre amis de fac venus conquérir New York. Willem, l’acteur à la beauté ravageuse et ami indéfectible, JB, l’artiste peintre aussi ambitieux et talentueux qu’il peut être cruel, Malcolm, l’architecte qui attend son heure dans un prestigieux cabinet new-yorkais, et surtout Jude, le plus mystérieux d’entre eux.
Au fil des années, il s’affirme comme le soleil noir de leur quatuor, celui autour duquel les relations s’approfondissent et se compliquent, cependant que leurs vies professionnelles et sociales prennent de l’ampleur.

Ma lecture

Ils sont quatre, quatre amis qui se sont connus à l’université et dont nous faisons connaissance alors qu’ils quittent les études pour se lancer dans la vie active. Il y a Malcom, architecte, JB, artiste peintre, Willem, acteur et Jude avocat et ces deux derniers vont devenir coturnes (co-locataires) dans un appartement car les débuts sont difficiles pour certains d’entre eux. Ils vont devoir se faire une place, gravir les échelons qu’ils soient blancs ou noirs, issus d’une famille fortunée ou non, d’une famille aimante ou distante et pendant 30 années, nous allons les suivre. Enfin je devrais dire que nous allons surtout accompagner Jude, le plus mystérieux, le plus énigmatique, le seul à ne jamais évoquer son passé, son enfance, ses origines et pourtant ce passé lui « colle » à la peau, il le porte à la fois dans ses silences mais également dans sa chair.

Ici il est question de vies, de passés, d’enfances, de violences, de noirceur, d’amitié, d’amour et surtout d’une vie, une vie parmi d’autres qui nous est retracée ici, celle de Jude, une enfance comme un long calvaire puis une vie dont il gardera les traces des quinze premières terribles années de son existence, que ce soit sur son corps mais également sur son âme. Et malgré l’amitié, l’amour, la réussite, rien n’est jamais gagné, la vie a toujours des réserves à offrir, à imposer, à remémorer et que le passé sert à la construction d’un être, un passé qui reviendra par vagues s’échouer continuellement sur le présent.

Je le dis souvent il y a des ouvrages de 100 ou 200 pages où l’on s’ennuie profondément et d’autres de 800 pages qui vous tiennent de bout en bout, malgré la noirceur, malgré la dureté qui vous pousse à parfois prendre une respiration, malgré la tristesse du destin de Jude, tellement incarné que j’ai eu l’impression de le connaître, de vivre à ses côtés et d’avoir souvent qu’une hâte celle de le retrouver. Et que dire de Willem, l’ami fidèle des jours de grâce mais aussi des jours de tempête et du lien qui les unissait.

J’ai trouvé remarquable la manière très pudique qu’a choisie Hanya Yanagihara pour construire son roman, n’optant jamais pour la description de scènes qui déjà, par leurs simples évocations, soulèvent l’écœurement, de disperser ce passé si douloureux petit à petit, au fur et à mesure que Jude pouvait lui-même arriver à le raconter, l’avouer, l’évoquer, car trop insoutenable.

Malgré parfois une traduction française aléatoire je pense, malgré la répétition d’apartés plus ou moins longs (surtout dans les premières pages) qui obligent parfois à reprendre la phrase à son début pour en saisir le sens, j’ai trouvé ce livre d’une grande beauté : à la fois romanesque (car on ose espérer que de telles vies ne peuvent qu’être imaginées même si l’on se doute que de telles vies existent) mais surtout prenant, profond, analysant les positions et sentiments de tous les personnages, leurs réactions,  la manière dont l’autrice utilise à la fois l’environnement que ce soit à New-York, Manhattan ou les autres lieux mais également les détails du quotidien qui rythment les pour retracer l’évolution, le destin de ses protagonistes. 

Rarement j’ai été aussi émue, bouleversée par le destin d’un homme, par la manière dont un(e) auteur(rice) aborde son sujet, l’évoque, le construit, le fouille sans jamais ressentir de lassitude, d’ennui et au fur et à mesure que le dénouement approchait, le désir de ne pas le finir, de rester là, avec eux, au sein de cette histoire d’amitié et d’amour dont la psychologie à travers le personnage de Jude compacte tout ce que l’enfance, le passé, l’éducation peut générer chez chaque être humain, à différents degrés, positifs ou négatifs et influer sur son devenir.

J’ai aimé la couverture, dont on ne sait si s’agit de douleur ou d’extase, j’ai aimé le titre français plutôt que le titre originel (A little life) tellement plus évocateur pour moi du contenu, j’ai aimé Jude, j’ai aimé Willem, j’ai aimé les présences sans faille d’Harold et Andry et j’ai eu les larmes aux yeux à de nombreuses reprises devant tant d’horreurs et tant de beauté.

Enorme coup de 🧡

Traduction de Emmanuelle Ertel

Editions Buchet Chastel – Janvier 2018 – 813 pages

Ciao 📚

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Les fureurs invisibles du cœur de John Boyne – Coup de 🧡

LES FUREURS INVISIBLES DU COEUR IGCyril Avery n’est pas un vrai Avery et il ne le sera jamais – ou du moins, c’est ce que lui répètent ses parents adoptifs. Mais s’il n’est pas un vrai Avery, qui est-il ?
Né d’une fille-mère bannie de la communauté rurale irlandaise où elle a grandi, devenu fils adoptif d’un couple dublinois aisé et excentrique par l’entremise d’une nonne rédemptoriste bossue, Cyril dérive dans la vie, avec pour seul et précaire ancrage son indéfectible amitié pour le jeune Julian Woodbead, un garçon infiniment plus fascinant et dangereux.
Balloté par le destin et les coïncidences, Cyril passera toute sa vie à chercher qui il est et d’où il vient – et pendant près de trois quarts de siècle, il va se débattre dans la quête de son identité, de sa famille, de son pays et bien plus encore.

Ma lecture

En tout premier il y a eu L’audacieux Monsieur Swift personnage que j’ai adoré détester et qui fut presque un coup de cœur et quand j’aime à ce point un roman je n’ai qu’une envie c’est de voir si c’est un « one shot » ou si l’auteur rentre dans ma liste des auteur(e)s à suivre et je confirme, John Boyne y entre et de belle manière avec ce roman.

Encore une belle démonstration qu’un pavé de 850 pages peut s’avaler sans difficulté quand la plume, le fond, la forme, les personnages s’unissent pour en faire une lecture à la fois fluide et profonde. A travers cette saga familiale, à la fois roman d’apprentissage, d’amitié, d’amour, de société, John Boyne relate la vie d’un homme, Cyril Avery, né à la fin de la seconde guerre mondiale en Irlande, dont la mère de 16 ans, Catherine, n’a d’autre choix que de l’abandonner. Il sera adopté par un couple aisé, Charles (banquier) et Maude (écrivaine) mais qui insisteront sur le fait qu’il n’est pas un vrai Avery, un vrai Avery par le sang. Toute sa vie, Cyril cherchera à se construire une identité et surtout à la faire accepter dans une société puritaine irlandaise, où tout ce qui touche le sexe ou l’orientation sexuelle est vécu comme un maléfice.

Une rencontre décisive va bouleverser le destin de Cyril à l’âge de 7 ans : celle de Julian qui va lui révéler au fil des années sa véritable orientation sexuelle et c’est finalement le fond du roman : évoquer l’homosexualité à travers l’existence d’un homme dont le parcours va l’entraîner à travers différents pays : Irlande, Hollande, Etats-Unis mais également à travers les étapes qui marquèrent toute la société et en particulier la communauté gay à la fin du 20ème siècle avec les ravages du Sida et sa mise au ban de la société.

Les destins se croisent, les fils de vie se tissent, tous les personnages ont une présence incroyable et j’ai eu le sentiment de vivre parmi eux. L’auteur n’y va pas avec le dos de la cuillère : à travers son personnage principal, il dénonce et règle ses comptes avec une société irlandaise ancrée dans son obscurantisme (mais cela pourrait s’appliquer à bien d’autres pays car certaines de ses dénonciations appartiennent également à d’autres territoires) et son puritanisme.

Cyril va porter en lui presque toute sa vie les cicatrices invisibles de ce qu’il ne peut pas avouer être et quand il franchira le pas ce sera au prix d’autres blessures qui ne se refermeront jamais. De 1945 à 2015, une fresque sur 70 années d’une vie qui devient le reflet à la fois d’une époque et d’une mentalité.

Alors certes j’ai été surprise par certaines réflexions de Cyril, alors âgé de 7 ans au début du roman, mais ayant des raisonnements d’adulte, de certaines coïncidences, des croisements de vies, de rencontres etc…. qui sont tellement trop belles pour être vraies mais il s’agit ici d’un roman et qu’importe les ficelles utilisées si l’ensemble est malgré tout cohérent et sert à l’élaboration de l’histoire et du contexte.

Il y a de l’ironie, de l’émotion, de la colère, des moments de tendresse et d’histoire pour parler de l’identité qu’elle soit familiale ou sexuelle, un roman d’apprentissage mais également un très beau roman d’amitié et d’amour avec ce qu’il faut de rebondissements, d’événements pour me faire traverser une foule de sentiments. J’ai aimé que John Boyne fasse de son personnage principal un homme qui doute, qui se questionne, qui se cherche, pas un homme infaillible mais plutôt un être qui se construit seul dans une société où la différence doit se cacher et qui ne peut presque, que compter sur lui pour y évoluer et y trouver à défaut du bonheur une certaine sérénité.

C’est le genre de roman qui vous marque par sa richesse, à aucun moment le récit ne se relâche, ne s’affaiblit. Je vais garder longtemps en moi les images de certaines scènes qui m’ont particulièrement émue, touchée, partagée parfois entre sourire et larmes et je l’ai fermé presque avec des regrets car j’ai passé avec lui de jolies heures de lecture.

Coup de 🧡 et je le recommande à tout le monde…..

Traduction de Sophie Aslanides

Editions Le livre de poche – Janvier 2020 (2017 – JC Lattès 2018) – 853 pages

Livre lu dans le cadre de Objectif PAL d’Antigone

OBJECTIF PAL

Ciao 📚

Retour à Martha’s Vineyard de Richard Russo

RETOUR A MARTHA'S VINEYARD IGLe 1er décembre 1969, Teddy, Lincoln et Mickey, étudiants boursiers dans une fac huppée de la côte Est, voient leur destin se jouer en direct à la télévision alors qu’ils assistent, comme des millions d’Américains, au tirage au sort qui déterminera l’ordre d’appel au service militaire de la guerre du Vietnam. Un an et demi plus tard, diplôme en poche, ils passent un dernier week-end ensemble à Martha’s Vineyard, dans la maison de vacances de Lincoln, en compagnie de Jacy, le quatrième mousquetaire, l’amie dont ils sont tous les trois fous amoureux.
Septembre 2015. Lincoln s’apprête à vendre la maison, et les trois amis se retrouvent à nouveau sur l’île. A bord du ferry déjà, les souvenirs affluent dans la mémoire de Lincoln, le « beau gosse » devenu agent immobilier et père de famille, dans celle de Teddy, éditeur universitaire toujours en proie à ses crises d’angoisse, et dans celle de Mickey, la forte tête, rockeur invétéré qui débarque sur sa Harley.
Parmi ces souvenirs, celui de Jacy, mystérieusement disparue après leur week-end de 1971. Qu’est-il advenu d’elle ? Qui était-elle réellement ? Lequel d’entre eux avait sa préférence ? Les trois sexagénaires, sirotant des bloody-mary sur la terrasse où, à l’époque, ils buvaient de la bière en écoutant Creedence, rouvrent l’enquête qui n’avait pas abouti alors, faute d’éléments. Et ne peuvent s’empêcher de se demander si tout n’était pas joué d’avance.

Ma lecture

Il y a quelque chose d’étrange, et d’approprié en même temps, dans le fait de se retrouver à l’endroit même où avait débuté cette vie de duperie qu’il n’avait pas prévue. Sur cette île. Dans cette maison. (p281)

Une amitié de presque 50 ans lie Lincoln, Teddy et Mickey, les Trois Mousquetaires comme ils aiment à se définir, adoptant même sa devise : Un pour tous, tous pour un et que l’on pourrait transformer en Une pour tous et tous pour une car au-delà de l’amitié qui les lie il y avait Jacy dont ils étaient tous les trois amoureux, Jacy qui a disparu 44 ans plus tôt, sans explication, sans raison apparente, lors des quatre jours où ils célébraient la remise de leurs diplômes. Alors quand ils décident de se retrouver au même endroit, dans la maison familiale dont Lincoln vient d’hériter, sur l’île de Martha’s Vineyard pour faire le bilan de leur amitié, de leurs vies, ils répondent présents mais l’absente habite toujours leurs mémoires.

Que sont-ils devenus maintenant qu’ils sont âgés de 66 ans, sont-ils les mêmes, leurs vies ont-elles été à la hauteur de leurs espérances, de leurs ambitions, éprouvent-ils les mêmes sentiments et l’un d’entre eux possède-t-il une explication à la disparition de Jacy ou la réponse réside-t-elle dans le lieu des retrouvailles ?

Revenir sur les lieux d’une jeunesse avec ceux qui l’ont partagée, en débutant le récit par une soirée mémorable où chacun était suspendu au tirage au sort télévisé de son engagement pour partir au Vietnam en 1969, un tournant brutal dans chacune de leurs vies, mais également la confrontation à la fin de l’insouciance et du passage à la vie adulte en les mettant face à leurs responsabilités et choix, c’est le choix fait par l’auteur pour situer à la fois ses personnages mais aussi une époque où cette transition était brutale.

Richard Russo dresse un portrait à la fois social, familial, amical et amoureux d’une génération mais également de ce qu’elle est devenue au fil du temps suivant le milieu dont on est issu, dans lequel on a été éduqué et pose la question de savoir si nous restons fidèles à nous-mêmes, aux amitiés du passé et si celles-ci peuvent résister au temps :

Le fait qu’il continue à les appeler Beau Gosse et Tedioski prouvait qu’il restait convaincu que quatre décennies ne les avaient pas abîmés ni corrompus. Curieusement, en présence de Mickey, tout paraissait moins menaçant, comme si la vie après l’avoir jaugé, avait décidé de ne pas le faire chier. (p216)

Retrouvailles amicales, retour sur le passé mais également constat sur le présent, sur leurs vies actuelles se mêlant à un mystère jamais élucidé, celui de la disparition d’une femme qui les liait par l’amour qu’ils lui portaient et dont chacun porte en lui regrets et remords et dont l’absence se fait encore présente plus de 40 ans plus tard.

Un week-end sur une île du Massachussetts, dans un lieu chargé en souvenirs et en sentiments, un week-end pour se retrouver, se redécouvrir en hommes vieillissants, un week-end pour voir ce que le temps a fait d’eux mais surtout pour imaginer ce qui a poussé Jacy à disparaître. Ont-ils fait les bons choix, si Jacy n’avait pas disparu que seraient-ils devenus individuellement ou collectivement.

Chacun croit connaître l’autre mais chacun a ses secrets, ses blessures, ses failles, son rapport à la vie, à ses rêves et pour chacun ces retrouvailles vont être l’occasion de savoir si leur amitié a résisté au temps et s’ils peuvent surmonter l’absence inexpliquée de celle qui, même après si longtemps, reste présente et habite leurs esprits.

Ce que j’essaie de dire, je crois, c’est qu’il y a un tas de choses qu’on ignore sur les gens, même ceux qu’on aime. (…) Hélas toutes ces choses que nous gardons secrètes sont souvent au cœur de notre personnalité. (p219)

Richard Russo prend pour prétexte la disparition d’une femme pour aborder le thème de l’amitié à travers le temps, à travers les événements et s’attache à disséquer chacun de ses personnages, fouillant leurs mémoires, revivant à travers eux les moments charnières d’une vie, celles où on la prend en mains, où l’on abandonne (ou pas) ses rêves, ses ambitions avec une écriture dynamique, rythmée, vivante avec parfois un petit regard malicieux qui nous entraîne sur ce coin de terre où les protagonistes vont se retrouver face à eux-mêmes mais également face à ceux qu’ils pensaient bien connaître, ceux avec qui ils ont partagé leur jeunesse.

L’auteur construit en mêlant moments de mélancolie et de réjouissances,de nostalgie, s’amusant parfois des travers de chacun avec bienveillance, chacun si différent et si complémentaire aux autres, s’interrogeant de savoir si l’amitié peut résister au temps, aux questions restées sans réponse, aux doutes, peut-elle renaître sur les cendres d’un mystère et d’une femme aimée dont le fantôme les hante encore.

J’ai beaucoup aimé partagé ce week-end avec eux, à écouter leurs pensées, leurs pudeurs, leurs regrets mais également leurs espoirs, avec en toile de fond une Amérique au bord de basculements tels qu’une guerre ou de l’arrivée d’un président à la mèche orange. A travers ses personnages c’est toute une génération qui revient sur les années de sa jeunesse mais dont les corps ont vieilli et où les esprits voudraient trouver la paix;

J’avais lu il y a quelques temps Trajectoire du même auteur et j’avais apprécié ce mélange à la fois léger et profond des caractères, des apparences, des situations, du temps qui passe et je vais continuer (un de plus) à le lire (on m’a conseillé A malin et demi et Un homme presque parfait) car j’aime la fluidité de son écriture, son ironie et les sujets qu’il évoque parce que ce sont des sujets dans lesquels on se retrouve mais sans gravité ni jugement, simplement des instants de vie.

Traduction de Jean Esch

Editions Quai Voltaire / La Table Ronde – Août 2020 – 400 pages

Ciao 📚