Point de fuite de Elizabeth Brundage

POINT DE FUITE IGLorsque Julian Ladd, en rentrant un soir de l’agence de pub où il travaille, découvre dans le journal l’avis de décès de Rye Adler, le passé refait lentement surface. L’appartement qu’ils partageaient à Philadelphie, les cours de photo qu’ils suivaient à l’atelier Brodsky, vingt ans plus tôt. Et surtout la belle Magda, leur condisciple, dont tous deux étaient tombés amoureux. Malgré leurs divergences, Julian admirait Rye, et s’est toujours efforcé de ne pas laisser la jalousie l’emporter : c’est d’ailleurs lui, Julian, qui a épousé Magda, et s’il a choisi par sécurité la voie du marketing, Rye était de son côté devenu photographe de stars, loin de ses idéaux de jeunesse et des reportages dans le tiers monde qui l’avaient rendu célèbre. Aujourd’hui divorcé, Julian se rendra seul à la cérémonie en l’honneur de Rye, dont le corps n’a toujours pas été retrouvé…

Ma lecture

C’était ça, le mariage – construire une vie – ou du moins rassembler les preuves qu’on en avait une. (p70)

Ils étaient co-locataires durant leurs études mais, comme cela arrive souvent dans les romans mais également dans la vie, l’un, Julian Ladd avait pris l’autre, Rye Adler, comme modèle, allant jusqu’à le regarder dormir la nuit pour s’en imprégner. Après leurs études photographiques où ils croisèrent la route de Magda dont ils tombèrent sous le charme, chacun a pris une route différente : Rye comme photographe spécialisé dans les portraits posés de célébrités, Julian quant à lui préférait les scènes saisies sur le vif mais ne réussissant pas à vivre de son art, il travaille désormais dans une agence de marketing. Julian a épousé Magda et ont un fils, Théo,  Rye a épousé Simone et sont parents de Yana. Si tous les deux ont réussi apparemment dans leurs vies il ne s’agit que d’apparences qui vont révéler, 20 ans plus tard, lorsque l’avis de décès de Rye paraît dans la presse, ce qu’elles cachent depuis tout ce temps : jalousie, amitié, rancœur, amour et leurs répercussions pour eux et leurs familles.

Comme dans Dans les angles morts, Elizabeth Brundage, mène une enquête sur de couple mais ici il s’agit également d’aborder en fond le monde moderne et la société américaine en particulier avec leurs travers et les excès qu’ils peuvent engendrer. En partant du décès de Rye, dont on a d’ailleurs jamais retrouvé le corps, l’autrice à travers les voix de Rye, Jullian, Magda, Théo, Simone, remonte le temps pour analyser comment des personnalités se façonnent, évoluent, se confrontent et vont jusqu’à se haïr pour ce qu’elles représentent, allant jusqu’à obtenir ce que l’autre aurait tant voulu avoir au risque de tout perdre.

Car au-delà du pourquoi et du comment concernant la disparition de Rye, elle dépeint une société américaine ravagée par les drogues, le consumérisme et la réussite.  Le contexte de la photographie permet à Elizabeth Brundage de « tirer » les portraits d’hommes et de femmes confrontés à la réalité de leurs existences, aux arrangements de façade, à viser ce qu’ils estiment Leur point de fuite, leur point de mire et pour les deux hommes, il s’agit de Magda qui, elle, a comme objectif principal de sauver Théo de l’enfer dans lequel il est plongé.

L’autrice, au-delà de la tension qu’elle instille jusqu’à la dernière page, dépeint une société artificielle, celle des apparences, de la réussite, s’attachant à creuser la psychologie intime de chacun de ses personnages, leurs zones d’ombre, leurs faiblesses.

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce nouveau roman d’Elizabeth Brundage car, au-delà du mystère qui entoure la disparition de Rye, elle propose un regard critique assez violent sur le monde actuel, sur ses artifices de toutes sortes et sur ce que l’ambition, à quelque titre que cela soit, peut générer comme comportements conscients ou inconscients, instinctifs ou calculés, pour en faire un récit palpitant sur fond de constat sociétal.

Cela se lit à la fois comme un roman sur une disparition inexpliquée mais également comme l’analyse de personnages et d’une société où se confrontent divers strates :  celle de la réussite et du bonheur apparents mais aussi celle des autres, de ceux qui ont renoncé et cherchent, par d’autres moyens, à rêver d’un ailleurs.

Une construction dynamique, des références photographiques comme des témoignages des différents aspects évoqués, une écriture de qualité font de l’ensemble une lecture prenante et qui m’a tenue jusqu’à la dernière page avec un épilogue auquel je ne m’étais pas attendu…..

Traduction de Cécile Arnaud

Editions Quai Voltaire/La Table Ronde – Août 2022 – 371 pages

Ciao 📚

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Une vie comme les autres de Hanya Yanagihara – Coup de 🧡

UNE VIE COMME LES AUTRES IGEpopée romanesque d’une incroyable intensité, chronique poignante de l’amitié masculine contemporaine, Une vie comme les autres interroge de manière saisissante nos dispositions à l’empathie et l’endurance de chacun à la souffrance, la sienne propre comme celle d’autrui. On y suit sur quelques dizaines d’années quatre amis de fac venus conquérir New York. Willem, l’acteur à la beauté ravageuse et ami indéfectible, JB, l’artiste peintre aussi ambitieux et talentueux qu’il peut être cruel, Malcolm, l’architecte qui attend son heure dans un prestigieux cabinet new-yorkais, et surtout Jude, le plus mystérieux d’entre eux.
Au fil des années, il s’affirme comme le soleil noir de leur quatuor, celui autour duquel les relations s’approfondissent et se compliquent, cependant que leurs vies professionnelles et sociales prennent de l’ampleur.

Ma lecture

Ils sont quatre, quatre amis qui se sont connus à l’université et dont nous faisons connaissance alors qu’ils quittent les études pour se lancer dans la vie active. Il y a Malcom, architecte, JB, artiste peintre, Willem, acteur et Jude avocat et ces deux derniers vont devenir coturnes (co-locataires) dans un appartement car les débuts sont difficiles pour certains d’entre eux. Ils vont devoir se faire une place, gravir les échelons qu’ils soient blancs ou noirs, issus d’une famille fortunée ou non, d’une famille aimante ou distante et pendant 30 années, nous allons les suivre. Enfin je devrais dire que nous allons surtout accompagner Jude, le plus mystérieux, le plus énigmatique, le seul à ne jamais évoquer son passé, son enfance, ses origines et pourtant ce passé lui « colle » à la peau, il le porte à la fois dans ses silences mais également dans sa chair.

Ici il est question de vies, de passés, d’enfances, de violences, de noirceur, d’amitié, d’amour et surtout d’une vie, une vie parmi d’autres qui nous est retracée ici, celle de Jude, une enfance comme un long calvaire puis une vie dont il gardera les traces des quinze premières terribles années de son existence, que ce soit sur son corps mais également sur son âme. Et malgré l’amitié, l’amour, la réussite, rien n’est jamais gagné, la vie a toujours des réserves à offrir, à imposer, à remémorer et que le passé sert à la construction d’un être, un passé qui reviendra par vagues s’échouer continuellement sur le présent.

Je le dis souvent il y a des ouvrages de 100 ou 200 pages où l’on s’ennuie profondément et d’autres de 800 pages qui vous tiennent de bout en bout, malgré la noirceur, malgré la dureté qui vous pousse à parfois prendre une respiration, malgré la tristesse du destin de Jude, tellement incarné que j’ai eu l’impression de le connaître, de vivre à ses côtés et d’avoir souvent qu’une hâte celle de le retrouver. Et que dire de Willem, l’ami fidèle des jours de grâce mais aussi des jours de tempête et du lien qui les unissait.

J’ai trouvé remarquable la manière très pudique qu’a choisie Hanya Yanagihara pour construire son roman, n’optant jamais pour la description de scènes qui déjà, par leurs simples évocations, soulèvent l’écœurement, de disperser ce passé si douloureux petit à petit, au fur et à mesure que Jude pouvait lui-même arriver à le raconter, l’avouer, l’évoquer, car trop insoutenable.

Malgré parfois une traduction française aléatoire je pense, malgré la répétition d’apartés plus ou moins longs (surtout dans les premières pages) qui obligent parfois à reprendre la phrase à son début pour en saisir le sens, j’ai trouvé ce livre d’une grande beauté : à la fois romanesque (car on ose espérer que de telles vies ne peuvent qu’être imaginées même si l’on se doute que de telles vies existent) mais surtout prenant, profond, analysant les positions et sentiments de tous les personnages, leurs réactions,  la manière dont l’autrice utilise à la fois l’environnement que ce soit à New-York, Manhattan ou les autres lieux mais également les détails du quotidien qui rythment les pour retracer l’évolution, le destin de ses protagonistes. 

Rarement j’ai été aussi émue, bouleversée par le destin d’un homme, par la manière dont un(e) auteur(rice) aborde son sujet, l’évoque, le construit, le fouille sans jamais ressentir de lassitude, d’ennui et au fur et à mesure que le dénouement approchait, le désir de ne pas le finir, de rester là, avec eux, au sein de cette histoire d’amitié et d’amour dont la psychologie à travers le personnage de Jude compacte tout ce que l’enfance, le passé, l’éducation peut générer chez chaque être humain, à différents degrés, positifs ou négatifs et influer sur son devenir.

J’ai aimé la couverture, dont on ne sait si s’agit de douleur ou d’extase, j’ai aimé le titre français plutôt que le titre originel (A little life) tellement plus évocateur pour moi du contenu, j’ai aimé Jude, j’ai aimé Willem, j’ai aimé les présences sans faille d’Harold et Andry et j’ai eu les larmes aux yeux à de nombreuses reprises devant tant d’horreurs et tant de beauté.

Enorme coup de 🧡

Traduction de Emmanuelle Ertel

Editions Buchet Chastel – Janvier 2018 – 813 pages

Ciao 📚

Crime de Meyer Levin

CRIME IG

Dans le Chicago des années vingt, deux jeunes promis à un brillant avenir sont persuadés de pouvoir exécuter un crime parfait. Une fois leur action minutieusement planifiée, ils iront jusqu’au bout. Un petit garçon est capturé. Une demande de rançon est exigée… Le narrateur, un camarade d’université et apprenti journaliste, n’est autre que Meyer Levin lui-même, qui s’est inspiré d’un fait divers authentique dans lequel il a été personnellement impliqué

Ma lecture

1924 – Chicago : Deux jeunes brillants étudiants, Artie Strauss et Judd Steiner, 19 et 18 ans,  dotés d’une intelligence et de capacités intellectuelles très élevées en particulier pour Judd, vivant dans des familles aisées, décident de commettre un crime « gratuit », sans motif réel, simplement pour démontrer qu’eux deux en sont capables, qu’ils peuvent se jouer des enquêteurs (et du genre humain) avec un plan qu’ils pensent imparable. Entre eux un lien trouble et ambigu se tisse fait à la fois d’admiration, de jalousie et d’amour.

Tuer pour moi n’est qu’un détail.  (p243)

Voilà ce qui pourrait résumer la pensée des deux acolytes : tuer non pas pour le plaisir, tuer n’est pas important, tuer non pas par vengeance ou pour l’argent (même si une rançon est réclamée), non pour démontrer leurs supériorités, que le crime parfait est possible et qu’ils en seront les maître d’œuvre. La victime : un jeune garçon de 11 ans, Billy Strauss, un voisin donc pas un inconnu mais un garçon que l’un d’entre eux a côtoyé car ami de son jeune frère du même âge.  Ils vont froidement mettre au point leur crime, sans état d’âme autre que celui de réussir et de tout prévoir, implacablement, afin de se sentir plus « puissants » que la police et la justice.

Si vous avez aimé De sang-froid de Truman Capote qui mêlait déjà crime réel gratuit perpétré par de jeunes adultes et enquête, ce roman (récit) inspiré d’un « fait divers » authentique, a de fortes chances de vous plaire mais également de vous glacer d’effroi. Contrairement à De sang-froid, ici les meurtriers ont « planifié » leur crime afin de démontrer ce qu’ils pensent être : des Surhommes à la manière de Nietzsche, au-delà du genre humain, au-delà des sentiments. L’acte ultime et gratuit. L’originalité tient à ce que l’auteur, Meyer Levin, à l’époque stagiaire-journaliste au Globe parallèlement à ses études universitaires, a pris part aux événements à plusieurs titres : il connaissait les deux assassins car faisant partie de la même « Fraternité » universitaire à Chicago mais il participa à l’enquête et couvrit le procès ensuite.

La narration se décompose en deux parties : Le Crime du siècle, qui relate  les faits, journalistiquement, avec ce que Sid a su et vécu mais aussi en imaginant ce qu’ont pu dire ou faire Artie et Judd puis Le procès du siècle avec la transcription du procès qui se tiendra pour décider de leurs sorts car il s’agit de juger deux mineurs (la majorité étant à 21 ans) coupables d’un crime odieux puni par la peine de mort.  Vont-ils plaider coupables ou non coupables, sont-ils responsables ou doivent-ils être considérés comme psychologiquement irresponsables, comme fous ?

C’est une lecture glaçante, d’autant que les faits, je le rappelle, sont réels (seuls les noms ont été modifiés), par l’attitude des deux protagonistes, leurs esprits pervers, la distance qu’ils mettent entre eux et le crime, l’absence totale de sentiments, la recherche continuelle du mal allant jusqu’à envisager de faire endosser le crime par un innocent, une communauté, à l’augmenter de sévices, à se jouer de la police et de leurs familles.  Nous découvrons peu à peu tous les détails qu’ils élaborent, la manière dont fonctionne le cerveau de chacun car finalement très différent l’un de l’autre que ce soit dans le caractère, l’influence de l’un sur l’autre et les raisons qui peuvent expliquer leur acte.

Il ne s’agit pas d’un roman policier car les faits sont établis dès le début mais plutôt une enquête psychologique pour relater et essayer (je dis bien essayer) de comprendre ce qui peut expliquer un acte criminel, prémédité, gratuit, mis en œuvre par deux adolescents qui n’étaient pas prédestinés à se retrouver un jour sur le banc des accusés, que ce soit par leurs milieux sociaux ou leurs éducations.

Meyer Levin traite le dossier avec le souci de nous faire part des interrogations qui ne seront jamais éclaircies, la complexité à définir la personnalité de chacun des assassins ceux-ci se jouant des spécialistes appelés à témoigner et à remettre leurs conclusions, à ne pas totalement révéler ce qui les unissait. Non ce n’est pas un roman policier mais cela se lit comme un roman policier, mais aussi c’est aussi une enquête pour tenter de comprendre ce qui peut animer deux êtres humains déclarés supérieurement intelligents et pourtant capables du pire des actes.

J’ai beaucoup aimé.

Traduction de Magdeleine Paz

Editions Libretto – Août 2011 (1ère parution 1974 sous le titre Compulsion) – 444 pages

Ciao 📚